Du fond de l’abîme

Publié le - Mis à jour le

En 1944 et 1945 les armées alliées découvraient avec effroi le sort funeste que les nazis réservaient aux « ennemis du peuple allemand », qu’ils fussent politiques, sociaux ou raciaux. Quelques 162 000 personnes ont été déportées depuis la France : 86 000 en répression de leurs actes (résistants, opposants), dont 35 000 ne sont pas revenues et 76 000 Juifs, dont près de 74 000 ont péri dans la Shoah.

Témoignages des Rueillois

Les cérémonies départementales (le 25 avril) et nationales (le 26 avril) du souvenir des héros et victimes de la Déportation nous offrent l’opportunité précieuse de donner la parole aux ultimes témoins rueillois de l’enfer concentrationnaire, dont le courage et l’abnégation exemplaires forcent l’admiration.

Marcel Letur, l’homme de l’ombre

Né à Paris en 1925, orphelin de mère, Marcel Letur entre en apprentissage de décoration sur porcelaine et céramique chez Lauret en 1941. En septembre 1943, alors que plusieurs membres de sa famille sont prisonniers ou entrés dans la clandestinité, il est contacté par un ami d’enfance, Jacques Legan, qui recrute pour le mouvement résistant Turma-Vengeance. « Je connaissais les risques, mais j’étais décidé », se souvient-il. Après avoir effectué des actions de distribution de tracts, de sabotage et de subtilisation d’uniformes et d’armes d’officiers allemands, il est chargé de l’escorte des chefs de la Résistance. C’est au cours d’une de ces périlleuses missions, le 17 mai 1944, qu’il est arrêté, bastonné et remis à la P.J. française, collaboratrice de l’occupant. Interné à Fresnes, puis à Compiègne, il embarque le 28 juillet, en compagnie de ses camarades d’infortune, dans un wagon à bestiaux. « Nous étions convaincus que nous allions être exterminés tôt ou tard », confie-t'il. Après une tentative d’évasion avortée, il échoue au tristement célèbre camp de Neuengamme. « Il y avait des pendaisons tous les jours en fanfare et le crématoire marchait jour et nuit », rapporte-t-il. Une vingtaine de jours plus tard, il est transféré au camp annexe de Bremen-Farge. « Nous crevions de faim et nous étions frappés sans cesse et sans raison, témoigne t'il. Beaucoup sont morts d’épuisement. » Il est ensuite assigné aux travaux de déblayage de la ville de Brême bombardée. Survivant à l’hiver glacial, il est évacué au Stalag 10B où, terrassé par l’asthénie, il réchappe miraculeusement au mitraillage systématique opéré par les S.S. « Libéré par les Américains et les Canadiens, j’étais dans un état pitoyable : j’étais atteint du typhus, je pesais moins de 35 kg, j’étais couvert de vermine et je ne me souvenais même plus de mon nom...souligne-t'il. J’ai cru ne jamais revenir. Ce qui m’a permis de tenir, c’est ma jeunesse, ma haine des nazis et la solidarité que nous entretenions avec mes deux camarades, Jacques Legan et Pierre Arboissière ». Marié en 1949, Marcel Letur, qui devait conserver des séquelles des mauvais traitements subis, allait entrer chez Renault et s’installer à Rueil dès les années 50. Père, grand-père et arrière-grand-père, le dernier déporté rueillois a été honoré de nombreuses et prestigieuses décorations civiles et militaires.

Christian Le Sec’h, du débarquement normand à Buchenwald

Né à Lisieux en 1925, Christian Le Sec’h n’a pas encore 15 ans quand la guerre éclate. Alors que son père est envoyé sur le front syrien, il prend part à l’évacuation de la région de Caen en compagnie de sa mère. De retour dans le Calvados après l’armistice, le jeune homme se livre, sur son initiative personnelle, à des opérations de sabotage en tant que mécanicien chez Citroën. Arrêté par l’occupant en août 1941, il parvient à s’évader de la Kommandantur. Par la suite infiltré, en qualité de chauffeur, auprès de l’état-major allemand, il transmet à la Résistance des informations sur l’emplacement et la configuration des Blockhäuser nazis. Après avoir accueilli les alliés débarqués à Dieppe, il est blessé par un tireur embusqué lors de la libération de Caen par les troupes britanniques et canadiennes. À peine rétabli, il intègre la 3ème armée américaine sous le commandement du général Patton. Il participe alors à la libération du camp de Buchenwald (11 avril 1945) et au rapatriement de son compatriote interné Marcel Bloch, dit Marcel Dassault, venu spontanément se présenter à lui. Faute d’y retrouver son père, qui y avait été déporté pour faits de résistance, Christian Le Sec’h suit sa trace jusqu’à Dora et Mauthausen, où il apprend qu’il a été transféré par convoi ferroviaire, bombardé par les Soviétiques. De retour en France après avoir fait la jonction avec l’Armée rouge à Linz, fort de la « maturité précoce » que lui confère cette expérience hors du commun, il est « démobilisé alors que [ses] conscrits n’ont pas encore fait leurs classes ». Il poursuit dès lors sa carrière dans l’automobile et s’établit à Rueil, avec sa famille, en 1967. « Il faut toujours rester droit et regarder la réalité en face », recommande aujourd’hui le presque nonagénaire aux plus jeunes.

Alain Joly, le temps de la relève

Âgé de 19 ans en 1939, le père d’Alain Joly, Roger, rejoint rapidement l’Armée secrète de Haute-Corrèze. Arrêté à la gare de Tulle par la Gestapo en avril 1944, il est incarcéré, torturé, puis déporté au camp de concentration de Neuengamme. Survivant aux conditions de vie effroyables des internés, il fait partie de la dizaine de milliers de rescapés évacués vers la baie de Lübeck, où les nazis avaient résolu de couler et noyer ces témoins gênants des atrocités hitlériennes.

 À la faveur de tractations entre Bernadotte et Himmler, il échappe de justesse, en tant que Français, à ce naufrage délibéré. Comble de cynisme, c’est à la Royal Air Force, intoxiquée par de fausses rumeurs, qu’est « confiée » cette sinistre besogne *. Recueilli par la Croix-Rouge suédoise, Roger Joly, épuisé par treize mois de captivité, ne regagne la France qu’après plusieurs semaines de réhabilitation. Silencieux jusqu’aux années 80, il s’est, depuis lors, engagé corps et âme dans le travail de mémoire et de transmission des valeurs de la Résistance aux jeunes générations. Conscient de l’impérieuse nécessité de « ne pas laisser s’éteindre le souvenir de ceux à qui nous devons notre liberté à l’heure où la barbarie refait surface », son fils Alain, cadre retraité d’une compagnie pétrolière et officier de réserve, a décidé de reprendre le flambeau paternel. « Les derniers acteurs de cette période ont dépassé les 90 ans, souligne-t-il. Il est temps, pour leurs enfants et petits-enfants, d’assurer la relève. » Vice-président régional de l’Union nationale des associations de déportés, internés et familles de disparus (Unadif) et président de sa section rueilloise, il s’investit non seulement dans l’organisation de cérémonies commémoratives, mais aussi dans des actions éducatives, telles que le concours national de la Résistance et de la Déportation, créé en 1961 à destination des collégiens, lycéens et de leurs enseignants.

* La tragédie maritime du Cap Arcona (3 mai 1945) a coûté la vie à 7300 déportés